La route migratoire des Canaries, empruntée par des dizaines de milliers de migrants dans les années 2000, semble redevenir une porte d’entrée en Europe. Depuis plusieurs mois, sur la côte sénégalaise, des départs à bord de longues pirogues de pêche traditionnelles s’organisent. Nos Observateurs expliquent que ces départs touchent principalement des pêcheurs, désemparés face à la raréfaction des ressources halieutiques, et des jeunes frappés par la crise liée à la pandémie de Covid-19.
Le phénomène n’est pas nouveau et rappelle à beaucoup la « crise des cayucos » de 2006 à 2008. À cette époque, près de 40 000 personnes avaient débarqué à bord d’embarcations de pêche sur l’archipel espagnol des Canaries. L’année 2006, lors de laquelle plus de 31 000 arrivées avaient été comptabilisées, est particulièrement restée dans les mémoires en Espagne, mais aussi au Sénégal.
Non loin de Dakar, à Thiaroye-sur-mer, le drame des disparus en mer et l’expérience malheureuse de certains jeunes rapidement renvoyés au Sénégal, avaient abouti à la création l’année suivante, en 2007, de l’Association des jeunes rapatriés (Ajrap), pour prévenir et lutter contre les départs illégaux.
« Ce sont les pêcheurs d’ici qui s’en vont, ils n’ont plus de poissons »
Mais ces dernières semaines, le phénomène du « Barça ou Barsakh » (« Barcelone ou la mort »), poussant des jeunes à prendre la mer pour l’Espagne, repart à la hausse. Entre mi-septembre et mi-octobre, plus de 400 migrants ont été interceptés par la gendarmerie nationale sénégalaise.
Ces arrestations, et les vidéos montrant de jeunes hommes à bord de pirogues traditionnelles de pêche en route pour les Canaries qui circulent sur WhatsApp, donnent à Moustapha Diouf, président de l’Ajrap, un air de déjà vu.
Le 21 octobre, le sauvetage de 580 migrants au sud de l’île de Grande Canarie a porté à environ 2 600 le nombre de personnes arrivées par bateau au niveau de l’archipel en sept jours. C’est presque autant que sur toute l’année 2019, durant laquelle 2 698 migrants sont entrés aux îles Canaries.
Si les Sénégalais ne représentent pas la majorité des arrivants aux îles Canaries, et si de nombreux départs s’effectuent aussi depuis le Maroc ou la Mauritanie, ce phénomène migratoire connaît au Sénégal une « recrudescence » selon Moustapha Diouf : « Ce qu’il se passe ne m’étonne pas. Cela fait des années que je dis sur tous les médias du monde que des pirogues repartiront parce qu’ici, les gens sont fatigués. Même si le trajet depuis Dakar fait plus de 1 400 km. Ça ne va pas s’arrêter tant qu’il n’y aura pas de projets pour nos jeunes. Il y a toujours eu des départs organisés depuis Thiaroye-sur-mer. Entre 2006 et 2019, le phénomène n’a pas cessé : des pirogues partaient, notamment pour le Maroc, avec des jeunes venus d’un peu partout au Sénégal. Ce que l’on voit en 2020, c’est que ce sont surtout les pêcheurs d’ici qui s’en vont pour les îles Canaries parce qu’ils n’ont plus de poissons à pêcher. Des bateaux internationaux sont au large et nous pillent. Les gens sont pauvres. Je pense que dans les trois prochains mois, il y aura d’autres départs. Et cette fois la mer sera moins calme [à cause des conditions météorologiques moins favorables, NDLR]. »
Ces derniers mois, les candidats à l’immigration ont profité de la période de l’hivernage, pendant laquelle la mer est plus calme, pour se lancer à l’aventure. Dans l’une des vidéos partagées dans des groupes WhatsApp au Sénégal, un homme filme la pirogue bondée sur laquelle il se trouve. La côte qui se dessine au large et le bateau rouge de la marine espagnole qui les suit indiquent que l’embarcation arrive au niveau des îles Canaries. Deux d’entre eux appellent alors les jeunes sénégalais à les rejoindre en montrant « comme la mer est calme ».
« Vous pouvez dire aux jeunes de rester. Mais ils vont vous répondre : ‘Et comment on survit ?' »
L’inquiétude de Moustapha Diouf quant au lien entre la récente multiplication des départs et la raréfaction des ressources halieutiques est partagée par Mor Mbengue, membre de la Plate-forme des acteurs de la pêche artisanale du Sénégal (Papas), coordinateur du Conseil local de la pêche artisanale (CLPA) et secrétaire général de l’association des jeunes rapatriés d’Espagne de Kayar : « À Kayar, on a vu plus de 100 jeunes partir en moins de deux mois. Certains ont été interceptés par la police. Mais ils vont repartir. On voit même des capitaines de pirogues qui s’en vont. C’est dur de tourner le dos à la mer, et ça a longtemps été considéré comme une honte. Mais aujourd’hui, nous avons la mer sans les poissons. Vous pouvez dire aux jeunes de rester. Mais ils vont vous répondre : « et comment on survit ? »
Dans la presse sénégalaise, le 21 octobre, des membres de l’Union régionale de la pêche artisanale (URPAS) de Saint-Louis ont également pointé « le pillage des océans par des navires étrangers » comme la cause des départs de jeunes vers l’Europe.
Une crise de confiance dans les communautés de pêche
Le sujet est au cœur de l’actualité. Le 9 octobre, l’ONG Greenpeace a dénoncé dans un rapport l’attribution non-transparente de licences de pêche à des navires industriels étrangers, qui surexploitent les ressources sénégalaises.
« La promotion de notre rapport dans les zones de pêche a coïncidé avec la reprise des départs. Les pêcheurs ne sont plus seulement les convoyeurs, mais ce sont aussi les passagers des pirogues qui quittent le Sénégal. Certains vendent leurs matériels de pêche pour aller aux îles Canaries », explique Abdoulaye Ndiaye, chargé de campagne à Greenpeace Afrique.
Selon lui, une perte de confiance envers les autorités s’observe dans les communautés de pêche, où les dernières campagnes ont été marquées par une faible rentabilité : « Beaucoup de pêcheurs se sont endettés pour partir en mer et ont dû se cotiser pour payer le carburant ». La situation est d’autant plus difficile à vivre qu’ils « constatent la présence de plus en plus importante de navires industriels, alors même que depuis 2012, le nombre de pirogues artisanales est limité pour faire face à la raréfaction des ressources halieutiques », poursuit Abdoulaye Ndiaye.
Greenpeace demande à ce que le gouvernement sénégalais publie la liste des navires de pêches industriels autorisés à pêcher dans la zone économique exclusive (ZEE) du Sénégal. En attendant, selon Abdoulaye Ndiaye, « la polémique enfle et les vidéos des jeunes qui arrivent aux Canaries font tâche d’huile ».
Les facteurs de départ se superposent les uns aux autres, accentués par la pandémie de Covid-19. « Beaucoup de secteurs en ont souffert, celui de la pêche mais pas que : les petits commerces devant les maisons et les activités informelles ont été ralenties », a précisé à notre rédaction Ameth Ndiaye, secrétaire général de l’association des jeunes rapatriés de Thiaroye-sur-mer.
Avec son président, Moustapha Diouf, il répète depuis plusieurs années que les solutions se trouvent dans la formation professionnelle et le financement de campagnes de sensibilisation. En 2019, grâce à des partenariats noués notamment avec Caritas, l’association avait réussi à former des jeunes aux métiers de la transformation alimentaire et de la couture. « Il faut nous écouter et nous appuyer », insiste Moustapha Diouf.
« À Saint-Louis, on a vu des projets de coopération se mettre en place pour favoriser l’insertion économique et sociale des jeunes »
À Saint-Louis, Petit Ndiaye, blogueur et responsable de communication, veut rester positif. Malgré les récents départs, il note la mise en place de nombreux projets qui, selon lui, vont dans le bon sens : « J’ai fait partie du Comité de pilotage des jeunes de Saint-Louis dans la lutte contre le Covid-19, créé à l’initiative du maire du Saint-Louis. Nous faisions le tour des quartiers pour faire de la prévention sur la maladie et nous en avons profité pour organiser des discussions autour des dangers de l’immigration clandestine. Il faut en parler aux jeunes hommes qui partent mais aussi à leurs familles, leur entourage, car la pression sociale est forte. À Saint-Louis, on a vu des projets de coopération se mettre en place pour favoriser l’insertion économique et sociale des jeunes. La commune aide les pêcheurs à se reconvertir dans d’autres secteurs comme la mécanique, le commerce, ou encore l’agriculture. Il y a également des projets mis en place pour les femmes et les jeunes diplômés. Ce sont des solutions essentielles. »
Pour faire face aux conséquences économiques de la pandémie de Covid-19, le président Macky Sall a lancé un programme de relance de 22 milliards d’euros. Ce « plan d’attaque économique » devrait inclure une série de réformes dans des secteurs fondamentaux comme l’agriculture, le tourisme ou encore la santé.
Jeudi 1er octobre, le ministre des Affaires étrangères, Amadou Ba, s’est quant à lui exprimé devant les ambassadeurs de l’Union européenne. Il a assuré que le Sénégal travaillait à ce que les « migrations régulières puissent être encouragées », tout en combattant les migrations irrégulières.
Sources : https://www.infomigrants.net/