À moins de deux mois du premier tour de l’élection présidentielle française, l’immigration est, une fois de plus, un thème de campagne majeur pour plusieurs candidats, notamment à droite et à l’extrême-droite de l’échiquier politique. Dans l’histoire, la question migratoire a toujours été source de passion et de crispations. Mais aujourd’hui « le débat s’est radicalisé », estime François Héran, professeur au collège de France, où il occupe la chaire Migrations et sociétés, également auteur du livre « Parlons immigration en 30 questions », à la Documentation française. Entretien.
InfoMigrants : La dernière enquête d’Ipsos-Sopra Steria, en partenariat avec le Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof) et la Fondation Jean Jaurès pour le Monde, montre que le pouvoir d’achat est la principale préoccupation des Français. L’immigration n’arrive qu’à la quatrième position, derrière la santé et l’environnement. Or, c’est un thème de campagne majeur pour les candidats. Comment l’expliquer ?
François Héran : Le pouvoir d’achat est une question très difficile à traiter, les solutions ne sont pas évidentes à trouver. C’est difficile d’attaquer le gouvernement actuel sur ce sujet après les plans mis en place pour préserver les emplois pendant la crise sanitaire.
>> À (re)lire : France : pourquoi l’immigration est le faux problème du débat présidentiel
En revanche, on peut aisément apporter des critiques sur la gestion de l’immigration, sans trop se soucier du rapport aux faits, tout en essayant de gagner des parts de marché sur ses concurrents politiques.
IM : Depuis l’immigration est devenue aussi présente dans le discours politique en France ?
FH : La France a toujours connu des grandes vagues de passion sur la question migratoire.
Pendant les deux guerres mondiales, nous avons eu besoin des étrangers mais on se méfiait d’eux. À cette époque, il y a eu un certain nombre de réflexions, notamment sur les profils à désigner pour participer à l’effort de guerre.
Lors de la crise économique des années 1940, on a renvoyé un nombre important de Polonais qu’on avait fait venir pour travailler dans les mines et les usines de textile. C’était un grand moment de xénophobie car toute une série de professions ont, par exemple, réclamé l’interdiction de travail des étrangers.
Pendant la guerre du Kippour en 1973 et la flambée du prix du pétrole, on a interdit l’immigration liée au travail dans l’espoir de résorber le chômage. La théorie officielle, à l’époque – partagée par le président Valéry Giscard d’Estaing et son secrétaire d’État chargé des travailleurs immigrés – était que les personnes d’origine française pouvaient remplacer les immigrés pour les travaux manuels, alors occupés principalement par des étrangers. C’était une manière de dire : on n’a pas besoin des immigrés. Or cette doctrine est très discutée, les économistes ont d’ailleurs démontré le contraire.
>> À (re)lire : Les approximations d’Éric Zemmour sur les demandeurs d’asile
Dans les années 1980, lors de la percée du Front national [anciennement Rassemblement national, ndlr], une partie de l’électorat de l’époque découvre que les enfants d’immigrés algériens étaient français de naissance, sans le savoir – contrairement aux Marocains ou aux Tunisiens qui devaient attendre leur majorité. Cela s’explique par le fait que l’Algérie a été française, donc les Algériens nés en Algérie française sont devenus français. Cette question a été source de polémique pendant des mois. À tel point qu’on a obligé les jeunes nés de parents étrangers à manifester leur volonté d’acquérir la nationalité française. Cette loi a été abolie lors de l’arrivée des socialistes au pouvoir.
En 1993, le slogan de Charles Pasqua, alors ministre de l’Intérieur, était ‘immigration zéro’.
Le sujet migratoire n’est donc pas nouveau. Ce qui a changé, c’est que le débat s’est radicalisé.
Au lieu d’analyser les échecs des politiques précédentes, on préfère se dire : puisque la plupart des migrants arrivent en France car ils en ont le droit (mariage / regroupement familial / asile / études) il faut prendre ces droits pour cible.
Cette idée, si elle prend des formes différentes selon les candidats, est partagée par un certain nombre d’acteurs politiques, à droite et à l’extrême-droite.
IM : Lors de son meeting dimanche, Valérie Pécresse a employé l’expression « grand remplacement ». C’est la première fois qu’un candidat de droite à l’élection présidentielle utilise cette expression, jusque-là cantonnée à l’extrême-droite. Qu’est-ce que cela vous inspire ?
FH : Valérie Pécresse a clairement franchi une ligne en utilisant l’expression complotiste ‘grand remplacement’. Elle est poussée par Zemmour et Le Pen et a besoin de grappiller des voix à l’extrême-droite.
Cette théorie est totalement infondée. Il est vrai que dans certaines communes, en Ile-de-France notamment, la part d’enfants immigrés est plus importante mais, dans d’autres zones, il n’y aucun ou très peu d’immigrés. L’immigration est très inégalement répartie sur le territoire national. Ceux qui utilisent l’expression de ‘grand remplacement’ prennent des exemples dans les zones les plus concentrées.
Les tenants de cette thèse mettent aussi en avant la différence de fécondité entre les femmes d’origine française et celles immigrées, sauf qu’il y a seulement un enfant et demi d’écart entre ces deux catégories.
Par ailleurs, une naissance sur six est issue d’une immigrée, on ne peut pas dire que ça pèse beaucoup sur le taux de fécondité national.
Il faut savoir que cette notion existait déjà en 1880 : dans le nord de la France, on estimait qu’il y avait trop de Belges par rapport aux Français.
À l’époque de Napoléon aussi l’idée de ‘grand remplacement’ était déjà bien présente. On avait interdit aux Juifs de s’installer en Alsace car on pensait qu’ils allaient surpeupler la région. Ils étaient soi-disant plus féconds et achetaient plus de terres en Alsace.
Autrefois, on était choqué par les pizzerias, aujourd’hui, c’est par les boucheries halal.
IM : La France est-elle « envahie » par les étrangers, comme le disent certains responsables politiques ? L’immigration est-elle plus importante aujourd’hui qu’avant ?
FH : Aujourd’hui, l’immigration est plus importante du fait de la mondialisation. L’augmentation en France est constante, indépendamment des changements de gouvernement. Quel que soit les présidents en place, les migrations continuent de progresser. En clair, les politiques ne peuvent rien y faire.
Le courant migratoire qui a le plus augmenté ces dernières années est celui des étudiants étrangers.
>> À (re)lire : Non, « 40 millions » de migrants ne sont pas entrés dans l’UE en 2021
Mais cette hausse de la population immigrée est bien moindre que celle observée dans d’autres pays, comme l’Espagne, l’Italie, l’Allemagne ou le Royaume-Uni.
Selon les données de l’OCDE de novembre 2021, la France est en dessous de la moyenne par le nombre d’étrangers sur son sol, et en dessous aussi par le flux d’entrées annuel. On n’est pas un grand pays d’immigration.
IM : Ces données vont à contre-courant du discours politique dominant. Pourquoi autant de fausses informations sont propagées sur le sujet de l’immigration ?
FH : On passe plus de temps à réfuter une contre vérité qu’il n’en faut pour l’énoncer. Comme disait Henri Louis Mencken [journaliste américain, ndlr] : ‘Pour chaque problème, il y a une solution qui est simple, claire et fausse’. Cette citation résume bien la situation.
IM : La crise sanitaire a-t-elle changé la vision qu’ont les Français de l’immigration ? Beaucoup de métiers essentiels sont occupés par des immigrés.
FH : Dans les enquêtes conduites avant la crise sanitaire, deux tiers des Français estimaient qu’il y avait trop d’étrangers en France et qu’ils ne s’intégraient pas assez.
À l’automne 2020, donc après le premier confinement, ce chiffre était redescendu à 50 %. Sur la question de l’intégration aussi, le pourcentage a fortement baissé. Les Français ont découvert que les immigrés étaient très présents dans les emplois dits essentiels.
Mais y aura-t-il un effet durable à ce phénomène ? C’est dur à savoir.
Source: https://www.infomigrants.net