Après deux semaines d’auditions devant la Commission Vérité Réconciliation et Réparations gambienne, plusieurs témoins du massacre d’une soixantaine de migrants ouest-africains en 2005 demandent que justice soit rendue. Les ONG Human Rights Watch et TRIAL International appellent ainsi les dirigeants des neuf pays concernés à traduire l’ancien président Yahya Jammeh, mis en cause dans les meurtres, devant la justice.
Plus de quinze ans après, les survivants et les familles des victimes réclament toujours la vérité sur le massacre d’au moins 59 migrants ouest-africains en Gambie en juillet 2005. Mais entre pressions politiques, peur de parler ou encore destruction de preuves, l’affaire traîne et n’est toujours pas à l’agenda des tribunaux.
Entre le 24 février et le 11 mars, des témoins se sont toutefois succédé devant la Commission Vérité, Réconciliation et Réparations (TRRC) gambienne. Ils affirment que les migrants originaires du Congo, de la Côte d’Ivoire, du Ghana, du Liberia, du Nigeria, du Sénégal, de la Sierra Leone et du Togo souhaitaient se rendre en Europe clandestinement lorsqu’ils ont été arrêtés en Gambie puis détenus par des hauts responsables des services de sécurité de l’ancien président Yahya Jammeh. Ils expliquent que les victimes ont ensuite été, pour la plupart, assassinées par les « Junglers », une unité paramilitaire qui répondait aux ordres directs de l’ex-dirigeant. D’autres auraient été exécutées ailleurs, y compris directement sur la plage après leur arrestation.
Seul survivant connu des meurtres perpétrés le long de la frontière entre la Gambie et le Sénégal, Martin Kyere n’a de cesse de réclamer que justice soit rendue. Depuis plus de 15 ans, le Ghanéen, qui vient de nouveau de témoigner devant la TRRC, raconte son cauchemar : la traversée vers les Canaries en pirogue qui tourne mal à cause d’une mer trop agitée, le débarquement impromptu en pleine nuit sur une plage à l’embouchure du fleuve Gambie, la dénonciation par des locaux et l’arrestation qui s’ensuivit.
« Je pense tous les jours à ce qu’ils s’est passé »
Martin Kyere passe alors une semaine dans une cellule au sud de Banjul, la capitale. Un soir, des soldats viennent le réveiller et l’attachent « avec quatre autres de ses amis, par un long câble qui entrave leurs mains et leurs cous ». Entassés dans un pick-up, ils sont emmenés en forêt à l’écart de la ville. Alors que le véhicule ralentit, Martin Kyere saute dans l’obscurité, profitant que ses liens se soient desserrés pendant le trajet.
Caché dans un fossé en contrebas, il entend les cris de terreur de ses comparses, les salves de tirs, les pick-ups qui font demi-tour et quittent les lieux. Puis plus rien. Il découvre alors les corps criblés de balles de ses compagnons, y compris ceux de plusieurs femmes. En 2018, il confiait être encore hanté par les événements et « penser tous les jours à ce qu’il s’est passé ».
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En exil en Guinée équatoriale depuis janvier 2017, l’ancien président Yahya Jammeh fait l’objet, depuis décembre de la même année, d’une Commission vérité et réconciliation pour enquêter sur les crimes présumés de son régime durant ses 22 ans de pouvoir. Dans ce cadre, les langues se délient peu à peu quant au massacre de 2005, à commencer par d’anciens Junglers qui ont reconnu en 2019 avoir exécuté entre 40 et 45 migrants, présentés comme des mercenaires, sur ordre du président Jammeh. L’ancien ministre de l’Intérieur, Baboucarr Jatta, a lui-même confirmé cette version des faits en admettant que les meurtres étaient, selon lui, une « exécution d’État, conduite par des soldats du palais présidentiel » et que ces soldats avaient agi sous les ordres de Yahya Jammeh.
Selon Human Rights Watch (HRW) et TRIAL International, ces éléments associés aux nouveaux témoignages reçus par la Commission vérité et réconciliation gambienne mettent clairement « en cause l’ancien président Yahya Jammeh dans l’exécution sommaire des 59 migrants ouest-africains » et « devraient conduire à l’établissement des responsabilités pénales », ont écrit les deux ONG dans un communiqué du 12 mars. Ces dernières suivent cette affaire depuis des années et ont même mené leur propre enquête en 2018 rassemblant « un grand nombre d’informations sur le massacre » qui faisaient défaut jusqu’alors.
« Le temps est venu de rendre justice aux victimes et à leurs familles »
« Maintenant que les informations que nous avions recueillies en 2018 ont été confirmées, il est d’autant plus important que Jammeh soit appelé à faire face à ses responsabilités », a déclaré Emeline Escafit, conseillère juridique pour TRIAL International. « Le temps est venu de rendre justice aux victimes et à leurs familles. » Même son de cloche chez Human Rights Watch qui appelle la Gambie ainsi que les huit États ouest-africains dont les ressortissants figurent parmi les victimes du massacre à porter les conclusions de la TRRC au stade suivant : « Tous ces pays devraient soutenir une enquête pénale et, le cas échéant, la poursuite de Jammeh et d’autres individus responsables du massacre des migrants et d’autres crimes graves commis par son gouvernement. »
La Ghana, qui dénombre une majorité des victimes dans cette affaire, ne s’est pas encore prononcé sur les suites qu’il souhaite donner. HRW et TRIAL plaident pour une demande d’extradition de Yahya Jammeh au Ghana afin qu’il y soit traduit en justice.
Interrogé début 2018 sur cette éventualité, le président gambien Adama Barrow, élu fin 2016, a répondu qu’il attendrait la fin des travaux de la TRRC pour se prononcer sur une extradition. Outre le massacre de 2005, le régime de Yahya Jammeh est accusé par les défenseurs des droits de l’Homme de tortures systématiques d’opposants et de journalistes, d’exécutions extra-judiciaires, de détentions arbitraires et de disparitions forcées. Il aurait notamment le sang du doyen des journalistes et correspondant de l’AFP Deyda Hydara et même celui de son demi-frère Haruna Jammeh sur les mains.
Sources : https://www.infomigrants.net/