En 2013, des milliers de migrants débarquent sur l’île de Lampedusa. L’Italie bâtit alors, à la hâte, un nouveau système d’accueil. Entre protection humanitaire et accord controversé avec la Libye, la méthode a-t-elle fait ses preuves ? Retour sur près de dix ans de politique migratoire.
Cette année, près de 63 000 migrants sont arrivés en Italie. Partis de Libye, de Tunisie, de Grèce ou de Turquie, tous ont fait du pays un passage obligé sur la route de leur exil. Une situation qui prévaut depuis 2013, lorsque des dizaines de milliers de personnes avaient débarqué sur l’île de Lampedusa. À l’époque, un système d’accueil se met alors en place pour répondre à la demande. Huit ans plus tard, le bilan est contrasté. Un modèle d’accueil « émancipateur, intégré et généralisé n’est toujours pas devenu le référentiel d’une politique nationale d’asile », regrette la Fondation Migrantes, une ONG catholique italienne.
Dans son dernier rapport sur l’asile en Italie, l’association rattachée à Caritas dénonce même une « institutionnalisation de l’urgence », qui engendre des « contradictions de taille » dans le système d’accueil.
« Malgré des arrivées toujours nombreuses, rien n’a vraiment changé, confirme Aldo Liga, chercheur au sein de l’ISPI, un institut de recherche basé à Milan. En 2013, le pays n’était pas préparé et il a fait face comme il pouvait. Mais depuis, aucun gouvernement n’a eu de véritable vision sur l’intégration des exilés, ou un projet politique solide dédié ».
>> À (re)lire : Lampedusa : au moins 875 arrivées en une journée
L’exemple le plus parlant de ce « tâtonnement », en marche depuis des années : les quarantaines ordonnées aux exilés par les autorités depuis le début de la crise sanitaire, dans des bateaux. « On pourrait isoler ces personnes dans des locaux spécifiques. Au lieu de ça, on préfère garder ces personnes, qui pour la plupart ont déjà subi des atrocités en Libye, enfermées au large, dans des situations de promiscuité très risquées. Ces conditions ne font que renforcer leur vulnérabilité. Cela peut même pousser certains au suicide », estime Aldo Liga.
Renvoyer les migrants en Libye, plutôt que de les accueillir
En lieu et place d’un système d’accueil adapté, le pays a préféré opter pour l’externalisation des frontières. En 2017, Rome signe un accord très controversé avec la Libye, avec le soutien de l’Union européenne (UE). L’objectif de ce contrat est clair : l’Italie accepte d’aider financièrement et de former les garde-côtes libyens qui, en échange, lui garantissent de bloquer les départs de migrants. Fin octobre 2019, l’accord a été prolongé pour trois ans supplémentaires.
« Personne ne peut nier qu’il a permis de passer de 170 000 débarquements [de migrants en 2016], à 2 200, en seulement deux ans [en réalité, 11 439 personnes ont débarqué en Italie en 2019, soit 50,72 % de moins qu’en 2018 ndlr] », s’était justifié le chef de la diplomatie italienne Luigi di Maio devant le Parlement, en 2019. « Le gouvernement italien dit vouloir améliorer la situation mais en réalité, on perpétue des politiques de renvoi et de détention », avait rétorqué Marco Bertotto, membre de Médecins Sans Frontières (MSF) dans un communiqué. D’autant plus que ces retours forcés renvoient les migrants dans les geôles libyennes, véritable « enfer sur terre ».
>> À (re)lire : Après quatre ans d’accord avec la Libye, des ONG dénoncent une Italie « alliée » d’un pays où souffrent les migrants
Pour Aldo Liga, cette politique a « certes, limité les arrivées sur le sol italien. Mais à quel prix ? Elle a aussi fait augmenter le nombre de morts en mer Méditerranée et généré beaucoup de souffrances ». Cette année, 31 500 migrants ont été interceptés en mer par les garde-côtes libyens et ramenés dans les centres de détention du pays. Et au moins 1 500 personnes sont mortes en Méditerranée, contre 999 l’an passé.
Des efforts sur l’asile
La nomination de Luciana Lamorgese au ministère de l’Intérieur, à la suite du militant d’extrême-droite Matteo Salvini, a quelque peu changé la donne. « Son prédécesseur avait démantelé avec beaucoup de succès le système d’accueil qui venait de se construire. La nouvelle ministre n’a pas du tout la même approche », explique Aldo Liga. À son arrivée dans le gouvernement de Giuseppe Conte en septembre 2019, Luciana Lamorgese s’applique à déconstruire la politique menée durant un an et demi par Matteo Salvini. Elle met fin à la stratégie des « ports fermés » en mer Méditerranée et réintroduit la protection humanitaire pour les migrants les plus vulnérables.
Elle lance aussi le décret-loi 130/20, « une innovation importante du système italien de droit des étrangers », affirme la Fondation Migrantes. Il consiste en un permis de séjour pour protection spéciale qui octroie des droits fondamentaux aux migrants qui le demandent. « C’est une forme de protection durable pour les étrangers qui se trouvent ou arrivent dans notre pays, même de manière irrégulière, et qui n’ont pas toutes les conditions pour obtenir la reconnaissance de la protection internationale », explique l’étude.
Un outil de régularisation utile aux migrants mais, dans les faits, peu accordé. Cette année, entre le 1er janvier et le 24 août, 3 241 permis ont été délivrés, soit 11 % des demandes. Les autres demandes de protection, elles aussi, sont loin d’être assurées. D’après le rapport, « environ 40 % des demandeurs – des exilés pakistanais, nigérians, égyptiens, somaliens et maliens notamment – ont obtenu une protection en 2021 ». C’est tout de même bien plus que sous Matteo Salvini : en 2019, le taux de rejet de toutes protections confondues s’élevait à 81 %, d’après le ministère de l’Intérieur.
>> À (re)lire : Comment demander l’asile en Italie ?
Fin 2020, 128 000 réfugiés au sens large – bénéficiaires d’un statut de protection – vivaient en Italie. Il y a donc dans le pays un peu plus de deux réfugiés pour 1 000 habitants. Soit nettement moins qu’en France – près de sept pour 1 000 habitants – qu’en Allemagne – 14 pour 1 000 – ou en Suède, 25 pour 1 000.
L’approche sécuritaire toujours privilégiée
« Luciana Lamorgese n’a pas une grande marge de manoeuvre, elle reste sous pression du gouvernement Draghi. Malgré un changement de ton, l’approche sécuritaire est toujours privilégiée dans le traitement des migrants, affirme Aldo Liga. On a juste baissé d’un cran la répression. S’il n’y a plus par exemple d’immobilisation pénale de navires humanitaires, ces derniers sont, tout de même, soumis à des arrêts administratifs presque chaque semaine ».
Les couloirs humanitaires, quant à eux, restent « rares ». À une exception près : après la chute de Kaboul, le 15 août 2021, l’Italie a secouru 4 890 citoyens afghans, via le pont aérien mis en place entre les deux états. Une preuve que le pays a « les capacités et les ressources suffisantes » pour faire beaucoup plus qu’actuellement, assure la Fondation Migrantes.
>> À (re)lire : Italie : Palerme, un modèle d’intégration menacé par la montée du populisme
Pour Aldo Liga, malgré les arrivées régulières d’exilés sur son sol, « l’Italie reste un pays de transit ». « Cette politique changeante déstabilise les migrants, qui doivent s’adapter constamment. Logique, donc, que la plupart ne reste pas ».
ET AUSSI
- Accueil des migrants en France : des députés demandent une commission d’enquête à l’Assemblée
- L’accueil des migrants vivement débattu au Parlement européen
- France : un élu rend sa Légion d’honneur pour dénoncer la politique migratoire
- Existence d’un centre pour migrants secret en Pologne : « Nous ne voulons pas d’un Guantanamo dans nos forêts »
Source: https://www.infomigrants.net