Depuis son dépôt par le ministre de l’Immigration, de la Diversité et de l’Inclusion, le Projet de loi 9 fait l’objet de critiques provenant de nombreuses sphères de la société québécoise, à commencer par le milieu politique. « Cruel », « inhumain », « sans cœur ». Les qualificatifs réprobateurs ont fusé dans les rangs de l’opposition à l’Assemblée nationale, faisant oublier l’essentiel : il n’est pas ici question de sentiments, mais bien d’État de droit et de respect. De respect des personnes, des engagements de l’État et des institutions démocratiques québécoises.
Ce que révèle l’affaire des 18 000 dossiers
La question des 18 000 dossiers en cours, annulés sans autre forme de procès, témoigne d’une méconnaissance de nos institutions et traditions démocratiques. Tout d’abord, ignorant la souveraineté de l’Assemblée nationale à laquelle il revient de débattre, d’amender et de voter les textes qui lui sont soumis, l’article 20 du PL9 s’est trouvé de facto effectif dès le dépôt du texte puisque les personnes concernées ont été immédiatement informées de l’annulation de leur dossier en raison de directives formelles du ministre. Ensuite, le même article précise qu’« aucun dommages et intérêts ni aucune indemnité en lien avec une telle demande [déboutée par la présente loi] ne peuvent être réclamés ». Cette disposition reflète clairement que le gouvernement est conscient d’infliger un préjudice pécuniaire sérieux aux personnes affectées. Au-delà des coûts directs payés par les demandeurs de résidence permanente, les personnes ont engagé des coûts indirects substantiels pour constituer leur dossier (frais de traduction et de déplacement, tests linguistiques, honoraires d’avocats, etc.). À cela s’ajoutent les coûts d’opportunité subis par les personnes qui ont renoncé à d’autres choix de vie parce qu’elles étaient convaincues, sur la base des critères de sélection énoncés par le Québec, d’avoir toutes leurs chances d’être admises. En limitant dans de telles circonstances le droit pour une personne requérante de porter sa cause devant la Justice, cet article révèle la conception inquiétante de ce qu’est un État de droit. Enfin, l’annulation des 18 000 dossiers soulève un enjeu de discrimination. En effet, elle touche de manière disproportionnée les demandes provenant d’Afrique et d’Asie en raison des délais de traitement élevés que connaissent les services d’immigration qui couvrent ces zones géographiques.
Un État managérial qui renonce à une vraie politique d’inclusion
Loin de répondre aux principaux défis de l’intégration et de l’inclusion tels que documentés par de nombreuses études, le PL9 crée des difficultés nouvelles. Ainsi, le gouvernement renonce à s’attaquer aux freins liés à l’exigence d’une expérience québécoise, à la reconnaissance des acquis et à la discrimination. Il contourne ces problèmes en faisant comme si le seul et véritable enjeu était celui d’une inadéquation entre l’offre et la demande. Pourtant, les critères de sélection des immigrants reposent déjà dans une large mesure sur les besoins du marché du travail. Se départissant d’une approche citoyenne et inclusive de l’immigration, le PL9 pousse la logique managériale jusqu’à faire de l’immigrant une ressource en probation, dont la libre circulation peut être limitée par simple décision du ministre, contrevenant au passage à l’article 6.2 de la Charte canadienne des droits et libertés. Enfin, loin de lutter contre la discrimination, le PL9 nourrit insidieusement l’idée que la personne immigrante est une menace potentielle contre « les valeurs démocratiques et les valeurs québécoises » ou la stabilité « socio-culturelle » de notre société.
Qu’en est-il du gouvernement garant de nos institutions démocratiques ?
Alors qu’il constitue l’un des premiers textes d’envergure déposés par le gouvernement Legault, le PL9 est révélateur d’un rapport inquiétant aux institutions. Cela apparaissait déjà dans les déclarations récentes du ministre de l’Agriculture outrepassant ses prérogatives dans l’affaire du licenciement du lanceur d’alerte Louis Robert, ou encore dans les propos sur les signes religieux de la ministre déléguée à l’Éducation que le Premier ministre a décrits comme étant une « opinion personnelle » alors que toute parole ministérielle engage le gouvernement par principe.
En fait, si aujourd’hui ce sont les droits des personnes immigrantes qui sont mis à mal et qu’on nous annonce déjà des atteintes aux droits des minorités religieuses, ce qui se joue fondamentalement c’est un affaiblissement de nos institutions démocratiques dont pâtiraient toutes les Québécoises et tous les Québécois.
Signataires:
Haroun Bouazzi, coprésident de l’AMAL-Québec
Marie-Hélène Dubé, avocate
Kamel Beji, professeur, département des relations industrielles, Université Laval
Gérard Bouchard, Professeur émérite, Université du Québec à Chicoutimi
Charles Taylor, Professeur émérite de Philosophie, Université McGill
Dalia Gesualdi-Fecteau, professeure, Département des sciences juridiques, UQAM
Ryoa Chung, Professeure, Département de philosophie, Université de Montréal
Jacques Létourneau, président de la Confédération des syndicats nationaux (CSN)
Maryse Potvin, sociologue et professeure titulaire, UQAM
David Koussens, Professeur, Faculté de Droit, Université de Sherbrooke
Anne Latendresse, Professeure, département de géographie, UQAM
Daniel Weinstock, Professeur, Faculté de droit, Université McGill
Paul Eid, professeur, département de sociologie, UQAM
Sources :ledevoir.com