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Dans le business de l’humanitaire : doit-on tirer profit des réfugiés ?…

Depuis la crise économique de 2008 et la multiplication des conflits dans le monde, l’insuffisance des fonds alloués au secteur humanitaire n’a jamais été aussi importante. En effet seulement 59 % des besoins en la matière ont été financés en 2018.

Pour l’une des crises humanitaires les plus médiatisées, celle des réfugiés, les chiffres sont plus alarmants encore. Le Haut-commissariat pour les Réfugiés (HCR) estime que pour l’année 2019 tout juste 14 % de l’aide nécessaire a été financée pour venir en aide aux 68,5 millions de réfugiés, demandeurs d’asile, personnes déplacées et apatrides.

L’échec du système d’asile

Bien que garanti par le droit international l’accueil de ces populations vulnérables reste globalement infime. En moyenne, seulement 1 % des réfugiés sont référés par le HCR pour être réinstallés dans des pays d’accueil chaque année. Le cantonnement en camps ou les installations plus ou moins précaires dans les pays limitrophes des zones de conflits deviennent les seules alternatives pour la grande majorité des réfugiés, pour qui la durée moyenne d’exil est d’environ 26 ans.

Victimes des politiques d’asile de plus en plus restrictives des pays occidentaux plus de 85 % vivent dans des pays « en développement », dont les services élémentaires sont déjà sous pression.

Une vue aérienne de camps de réfugiés syriens dans la vallée de la Bekaa, le 17 janvier 2019, au Liban. On évoque le nombre de 340,000 réfugiés dans cette région. Joseph Eid/AFP

Le privé à la rescousse

Pour pallier ces tensions, les capacités financières et innovatrices du secteur privé semblent aujourd’hui s’imposer comme une solution. Le HCR reconnaît en effet que le monde commercial joue un rôle central pour fournir des opportunités aux réfugiés et les soutenir.

Le Pacte mondial sur les réfugiés adopté par 181 membres de l’ONU en décembre 2018 a lui aussi souligné le rôle primordial du secteur privé pour contrer les failles du système humanitaire.

Que ce soit en termes d’emploi, d’opportunités commerciales ou de fourniture de biens et de services essentiels par l’intermédiaire de partenariats public-privé, ou encore en aidant les agences non gouvernementales ou gouvernementales à innover pour améliorer la qualité et la provision de l’aide, le monde du business semble désormais indissociable du monde humanitaire.

Mais normaliser la condition du réfugié dans la logique économique de marché, n’est pas un artifice idéologique servant de plus en plus les intérêts corporatifs ? Et ces derniers ne passeront-ils pas avant ceux des réfugiés dans ce business désormais très rentable – fort de ses 20 milliards de dollars par an- qu’est devenu l’humanitaire ?

De nombreuses plates-formes impliquées

Le secteur commercial est impliqué à de nombreux niveaux du système d’asile. Par exemple, via des forums consultatifs comme la branche UNHCR Innovation du HCR créée en 2012 et financée par la fondation IKEA. Ce forum cherche à développer des moyens créatifs d’engager les entreprises et leurs ressources technologiques.

D’autres plates-formes comme l’initiative Connecting Business ou encore The Solutions Alliance tendent à impliquer le secteur privé dans les solutions en déplacement et en mesurer l’impact.

Ou encore des organismes comme Talent beyond boundaries ou la plate-forme française Action emploi réfugiés élaborent des bases de données regroupant des réfugiés et leurs compétences techniques et académiques afin de les connecter à des employeurs potentiels dans les pays les autorisant à travailler.

Afin de coordonner et de conseiller les actions et réponses du monde du profit, d’autres acteurs comme les consultants Philanthropy Advisors ont vu le jour pour promouvoir le développement de la collaboration philanthropique stratégique entre les entreprises et le monde humanitaire, et les aider à projeter leur retour sur investissement.

‘Employer un réfugié’, capture d’écran du site Talent Beyond Boundaries (talents au-delà des frontières).TalentBeyondBoundaries

Les marchés prospèrent

Ainsi les partenariats public-privé avec le HCR et les ONG se multiplient, tant pour les prestations de service que l’expertise du secteur privé dans l’innovation.

De gigantesques salons commerciaux réunissent régulièrement les grandes agences onusiennes, des ONG et des sociétés privées de toute taille afin d’essayer de prendre les marchés de l’humanitaire. Au salon DIHAD de Dubai par exemple, des stands de vendeurs de drones, de lampes photovoltaïques ou encore de kits alimentaires côtoient ceux des sociétés de services financiers comme MasterCard Worldwide ou des grands cabinets d’audit et de réduction des coûts en entreprise, comme Accenture et Deloitte.

Cette concurrence grandissante des marchés de l’humanitaire semble suggérer que le système d’asile s’inscrit lui aussi progressivement dans un modèle néolibéral, appliquant la logique économique de marché jusque dans la sphère humanitaire.

Abus et philanthropie des bailleurs de fonds

Ce monde humanitaire qui pratique une logique propre à celle du monde des affaires soulève de multiples questions éthiques et pragmatiques.

Au niveau philanthropique par exemple, les partenaires majeurs du HCR incluent des multinationales comme Nike, Merck, BP, Nestlé, IKEA ou encore Microsoft.

Or, bien que l’apport financier de ces corporations soit essentiel pour contrer le manque de fonds du système d’asile, la crédibilité et la légitimité de certains partenaires a été contestée.

Pour cause, les exploitations et abus déjà recensés à l’encontre de ces corporations. Nestlé a récemment été accusé d’esclavagisme en Thaïlande ; Nike et BP ont eux aussi été régulièrement critiqués pour leur modèle économique peu regardant des droits du travail ; ou encore Microsoft, récemment accusé d’exploitation d’enfants dans les mines de cobalt en République Démocratique du Congo. L’entreprise IKEA, bailleur majeur du HCR à quant à elle été inculpée dans un scandale d’évasion fiscale, accusée d’échapper ainsi aux taxes dans les états qui entre autres, financent le HCR.

Des employeurs douteux

En tant qu’employeur, le secteur privé embauche et rémunère des réfugiés dans des contextes légaux comme clandestins.

Par exemple, 20 % de la main d’œuvre de la compagnie Chobani, spécialiste du yaourt à la grecque implantée aux États-Unis est réfugiée. Son PDG estime que dans le monde actuel le secteur privé est l ‘agent de changement le plus efficace et a ainsi créé la fondation Partenariat Tent, afin de sensibiliser le monde commercial à l’importance du secteur privé dans la cause réfugiée.

Par l’intermédiaire de cette plate-forme, plus de 20 entreprises dont Microsoft, Ikea, H&M et Hilton ont annoncé des initiatives d’emploi destinées à contrer la crise des déplacements.

Cependant, puisque souvent sans droit de travail dans les pays d’accueil de la majorité des réfugiés, ceux-ci sont souvent prêts à accepter n’importe quelle opportunité, et s’exposent à toute sorte de mécanisme d’exploitation, des multinationales aux petites entreprises, légalement ou dans l’économie informelle.

Des enfants réfugiés Rohingya au Bangladesh aux Syriens en Turquie, Irak, Jordanie ou au Liban exploités dans diverses industries, les exemples d’abus par des entreprises de toutes tailles sont souvent recensés et vaguement relayés dans la presse. Parfois, les entreprises inculpées ne sont autres que des géants comme Zara, Mango, Marks and Spencer, qui ne sont pas légalement réprimandés car il n’existe ni mécanisme de coercition ni cadre de sanction pour les multinationales.

L’ambiguité des sous-traitants

Par ailleurs, les gouvernements, le HCR et les ONG sous-traitent progressivement l’assistance et la protection des réfugiés à divers partenaires commerciaux afin d’améliorer les conditions de vie dans des secteurs aussi divers que la finance, la provision de service, le conseil, la construction, la santé, la technologie ou encore l’éducation.

Si de tels projets sont souvent très positifs, d’autres se font complices ou tirent profit de politiques publiques allant à l’encontre de la protection des droits humains. La multinationale espagnole Ferrovial, un entrepreneur indépendant contracté par l’état australien pour gérer son système carcéral des demandeurs d’asile offshore, a été accusée de mauvais traitements chroniques envers les réfugiés dans des centres de détention extraterritoriaux administrés par l’Australie. Cette dernière est elle-même accusée de crimes contre l’humanité pour son traitement des demandeurs d’asile arrivés par bateau.

Amnesty International a aussi dénoncé des actes de torture par la compagnie Australienne Wilson Security, sous-traitant de la filiale australienne de Ferrovial, Broadspectrum.

La compagnie britannique de sécurité G4S a elle aussi fait l’objet d’une multitude d’allégations concernant des violences physiques perpétrées par ses employés dans des camps contre des réfugiés, par exemple à Daddab au Kenya, et sans conséquence pour G4S.

Des compagnies comme European Homecare ou ORS spécialisées dans la provision de service aux migrants et réfugiés ont été accusées de maltraitance dans les milieux carcéraux envers les gardes et les réfugiés.

Ainsi, selon un rapport de L’Internationale des services publics, la privatisation des services aux réfugiés et aux demandeurs d’asile a un impact direct sur leur qualité et aboutit à des services inappropriés, caractérisés par un manque d’empathie, et ne respectant souvent pas les droits humains.

Des employés de l’entreprise G4S prépare des sacs de sable sur un site à déminer, à Jebel Lemuni, à 15km du sud de Juba, Soudan du Sud, le 30 janvier 2019. Alex McBride/AFP

Le business de la catastrophe

Par soucis d’efficacité, en privatisant de plus en plus leurs services et en laissant le monde du profit infiltrer celui de l’humanitaire, le HCR et les ONG prennent le risque de créer des conditions d’exploitation échappant aux mécanismes légaux de responsabilité.

Aux vues de nombreuses questions éthiques, le monde commercial peut-il réellement contrer les failles étatiques et organisationnelles du monde humanitaire ? L’intégration du secteur privé dans le système de protection et d’assistance aux réfugiés, est-ce aussi en soi justifier le désengagement des États de leurs obligations en matière de protection des personnes les plus vulnérables ?

Comment ainsi éviter que cette source d’opportunité commerciale pour les entreprises, et les opportunités d’émancipation que cela engendre pour les réfugiés, n’entraîne leur marchandisation et exploitation, dans un contexte où les cadres juridiques en matière de business et droits humains ne sont visiblement pas assez strictes ?

Sources : http://theconversation.com

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