Quatre ans après la signature de l’accord entre la Libye et l’Italie, qui donne aux autorités libyennes le contrôle des interceptions de migrants au large de leurs côtes, plusieurs associations alertent sur l’échec et le cynisme de cette politique. InfoMigrants fait le point avec MSF.
Quatre ans après l’accord controversé entre l’Italie et la Libye visant à freiner les arrivées de migrants en Europe, il est devenu plus difficile que jamais de quitter la Libye. Depuis 2017, selon les détails de cet accord, la Libye, pays considéré comme « non-sûr » par la communauté internationale, est en charge de la coordination des sauvetages au large de ses côtes (tâche qui incombait auparavant au centre de coordination de sauvetage maritime de Rome ou de La Valette, à Malte).
Les garde-côtes libyens ont ainsi ces dernières années été équipés et formés pour pouvoir intercepter en mer des embarcations de migrants. Résultat : les migrants rêvant d’Europe, et voulant surtout fuir un pays en proie au chaos et aux trafics d’être humains, se heurtent à la forteresse européenne dès franchies les côtes libyennes.
Cette politique migratoire « cynique » signe « l’échec de la politique européenne et italienne », ont fustigé, mardi 2 février, les ONG Amnesty International, Médecins sans frontières (MSF), the Association for Juridical Studies on Immigration (ASGI), Emergency, Mediterranea Saving Humans, Oxfam et Sea-Watch, à l’occasion de l’anniversaire de cet accord.
Entretien avec Marco Bertotto, responsable des affaires humanitaires pour MSF Italie.
InfoMigrants : Quatre ans après la mise en application de cet accord, quelles conclusions tirez-vous de son impact?
Marco Bertotto : Cet accord est un succès à certains égards : il avait pour objectif de réduire le nombre d’arrivées de migrants venus de Libye en Italie, c’est chose faite. Les arrivées de migrants ont diminué.
C’est une conséquence directe des interceptions menées par les garde-côtes. Ces quatre dernières années, 50 000 migrants, dont 12 000 en 2020, ont été interceptés en mer par les garde-côtes libyens et renvoyés de force en Libye.
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Mais nous avons des raisons de douter de la capacité des Libyens à mener correctement des opérations de sauvetage, d’une part, et à débarquer les naufragés en sécurité d’autre part, étant donné que la Libye n’est pas un pays sûr.
Par ailleurs, le problème principal, c’est que les migrants secourus sont envoyés dans des centres de détention en Libye. De ce point de vue là, l’accord n’est pas du tout un succès : il ne résout en rien la situation des migrants en Libye. Au contraire, il la complique.
IM : Quelle est la situation sur place en Libye pour les migrants ?
MB : Nous estimons à l’heure actuelle qu’il y a entre 2000 et 2500 migrants dans des centres de détention. Ce chiffre est en baisse mais cela ne veut pas dire que le nombre de personnes à risque en Libye est pour autant plus faible qu’avant.
S’ils ne sont pas dans des centres de détention officiels, les migrants peuvent être détenus dans des camps officieux qui sont gérés par des trafiquants [Plus de 316 000 migrants se trouvaient en Libye au mois d’octobre 2020 selon le Haut commissariat de l’ONU aux réfugiés, ndlr]. Dans ces centres clandestins, où les associations humanitaires ne sont pas présentes, les conditions sont probablement pires. Ils sont exploités, violentés, torturés… Ils sont piégés dans un cercle infernal de violences, de kidnappings, de menaces quotidiennes. Quelle est leur alternative? Fuir par la mer. Mais à cause de l’accord entre l’Italie et la Libye, ils ne sont quasiment plus en mesure de le faire.
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Soyons clair : je ne dis pas que le fait de secourir des migrants en mer est un problème – même si, par ailleurs, il y a toujours des naufrages et des morts en Méditerranée – mais les envoyer en centres de détention, c’est ça le vrai problème. Il est clair qu’il y a une volonté d’empêcher ces personnes de quitter la Libye. Et l’accord avec l’Italie, par un effet pervers, contribue à bloquer les migrants dans ce pays.
IM : Au cours de ces dernières années, y a-t-il eu des tentatives d’amélioration de cet accord pour prendre davantage en compte la situation en Libye ?
MB : L’année dernière, le ministre italien des Affaires étrangères Luigi di Maio avait publiquement exprimé son souhait de renforcer la protection des droits de l’Homme dans l’accord. L’Italie avait alors proposé d’inclure la nécessité d’augmenter les contrôles portant sur les conditions de détention des migrants dans les centres. Mais, à notre connaissance, cela n’a abouti à rien. Et la coopération entre les deux pays a depuis continué.
La solution pourrait être ailleurs : on pourrait multiplier les voies légales pour les migrants pour qu’ils puissent, soit, rentrer chez eux, soit, s’établir dans un autre pays. Coopérer avec les garde-côtes libyens, sachant ce qu’ils font des migrants après les avoir interceptés, n’est pas une option.
Tout cela rend l’Italie complice. C’est l’Italie qui est au premier plan dans l’équipement et la formation des Libyens pour qu’ils puissent intercepter des migrants et les envoyer en détention.
C’est une honte que ce pays maintienne cet accord qui fait de lui une alliée des autorités libyennes.
Sources : InfoMigrants : informations fiables et vérifiées pour les migrants – InfoMigrants