En milieu de matinée, les promeneurs et pêcheurs amateurs ont déjà investi la plage des Dunes de la Slack, entre Wimereux et Ambleteuse (Pas-de-Calais). Ce matin, la marée est basse et le ciel clair. Le beau temps est revenu sur la région depuis quelques jours. Idéal pour les promenades et les tentatives de traversées de la Manche.
Dans les dunes qui s’étalent derrière la plage, deux bateaux gonflables rouges abandonnés témoignent d’une tentative infructueuse mais très récente. Les bateaux sont flambants neufs et sentent encore fort le caoutchouc. Dans un sac poubelle noir se trouvent trois gilets de sauvetage, neufs également.
Un petit peu plus loin, des vêtements jonchent le sol à côté des restes d’un repas pris à la hâte. Il y a même des effets personnels, notamment un bordereau de dépôt Colissimo avec un nom d’origine iranienne. Le colis a été déposé la veille dans un bureau de poste de Calais, l’adresse de destination se trouve en Allemagne.
Les bateaux et les gilets de sauvetage sont « fabriqués aux Pays-Bas » peut-on lire sur les étiquettes. En tout, il doit y avoir au moins 3 000 euros de matériel posé sur le sable. Que s’est-il passé ? Pourquoi du matériel si précieux tant pour les passeurs que pour les migrants a-t-il été abandonné ?
Sur le parking qui se trouve un petit peu plus loin, Julie et Franck, un couple d’artistes de la région, (qui ont souhaité rester anonymes) dorment dans un camping-car. Ils racontent avoir été réveillés vers minuit par un camion de police surmonté d’un haut mât muni d’une lampe assez puissante pour balayer toute la zone des dunes. « Il y avait aussi trois voitures de police. On n’a pas pu entendre exactement ce que disaient les policiers mais ils essayaient clairement de traquer les migrants dans les dunes », avance Franck.
Un petit bateau navigue sur la Manche. Au loin, on distingue les falaises blanches de la côte britannique. Crédit : Mehdi Chebil pour InfoMigrants
Depuis le début de l’année 2020, les traversées de la Manche se multiplient depuis le littoral français. Mercredi 2 septembre, 409 personnes migrantes ont rejoint le Royaume-Uni à bord de 27 petites embarcations. Selon les chiffres donnés par la BBC, plus de 1 468 personnes ont traversé la Manche pour atteindre le Royaume-Uni durant le seul mois d’août. Plus de 7 400 ont atteint les côtes britanniques depuis janvier 2019.
La préfecture maritime de la Manche et de la mer du Nord avait, elle, dénombré « au 31 août » 548 « tentatives ou traversées impliquant 6 200 migrants depuis le début de l’année 2020 ». Sur les seuls mois de juillet et août 2020, 326 tentatives ou traversées ont eu lieu, impliquant 3 176 migrants. En 2019, à la même période, la préfecture n’avait dénombré que 53 tentatives ou traversées, impliquant 654 migrants.
Toutes les traversées ne sont pas couronnées de succès. Arya, un Iranien de 38 ans, a tenté sa chance il y a trois semaines. Il a payé 3 000 euros des passeurs pour rejoindre les côtes britanniques en bateau, depuis Dunkerque. « J’avais reçu un message me disant d’aller sur la plage », raconte-t-il. Mais des policiers ont surpris la tentative de départ. « Le bateau était déjà gonflé mais il n’y avait pas encore de moteur. Quand nous avons vu les policiers, tout le monde est parti en courant. »
La hausse des traversées et surtout la colère de Londres face à ce phénomène en expansion a abouti à un important déploiement policier dans la région ces derniers mois. « Dix fois plus de traversées ont été empêchées en juillet 2020 qu’en juillet 2019 et quatre fois plus d’embarcations et de matériels ont été découverts dans les dunes » que l’année précédente, se félicite la préfecture du Pas-de-Calais.
A Calais, les petits campements qui se sont formés sont démantelés toutes les 48 heures. Crédit : Mehdi Chebil pour InfoMigrants
Le trafic, pourtant, continue de prospérer et les traversées, plus rares vers la fin août en raison de la pluie, sont reparties de plus belles début septembre avec le retour du soleil.
La météo est certes un facteur propice aux départs mais ce n’est pas le seul. « Avec les problématiques liées à la pandémie [de coronavirus], on a un ralentissement du trafic transmanche. Le fret se ralentit et donc il y a moins d’occasions de se cacher dans les poids lourds ou des véhicules de particuliers », affirme Pascal Marconville, procureur de Boulogne-sur-Mer.
Selon lui, cette situation pousse de plus en plus de migrants à tenter la traversée en bateau, même s’ils n’ont pas les moyens de payer des passeurs. « Des Africains notamment tentent leur chance en ce moment, mais ils sont très pauvres donc ils se lancent avec des moyens de fortune. Le décès récent d’un jeune homme soudanais est l’illustration de ce type de situation », ajoute le magistrat.
François Guennoc, vice-président de l’Auberge des migrants estime lui aussi que la météo favorable et l’épidémie de coronavirus ont joué un rôle dans la hausse des traversées. Mais, selon lui, les passeurs ont aussi amélioré leurs techniques. « Les taux de réussite ont augmenté. On était à un à peine 60% de réussite début 2020, maintenant on est entre 60 et 70% », affirme-t-il.
La dégradation des conditions de vie des migrants à Calais est aussi à prendre en compte, ajoute le militant. Plusieurs importants démantèlements de camps ont eu lieu pendant l’été et ont privé de nombreuses personnes de leur lieu de vie. « Depuis, on voit de plus en plus de personnes en errance dans le centre ville de Calais », précise Chloé Smidt-Nielsen coordinatrice du Projet Human Rights Observers. « Ils nous disent qu’ils ne dorment pas ».
Il y a 32 km entre le cap Gris Nez et les côtes britanniques mais les migrants savent qu’ils n’ont que la moitié du chemin à parcourir pour arriver dans les eaux britanniques. Crédit : Mehdi Chebil pour InfoMigrants
Les quelques petits camps qui s’organisent désormais en périphérie de Calais sont démantelés toutes les 48 heures. C’est le cas notamment du camp installé près du rond-point de Virval et surnommé l’ »Hospital jungle » pour sa proximité avec l’hôpital.
Senai vit là avec sa femme. Après des années en Belgique, le couple n’a pas abandonné son rêve de rejoindre le Royaume-Uni où vit déjà un des frères du jeune homme.
Vêtu d’une doudoune noire malgré la chaleur d’un après-midi ensoleillé, Senai raconte entre deux gorgées de café que plusieurs de ses amis ont déjà réussi la traversée en bateau. « Certains avaient payé 3 000 euros, d’autres 2 500 », précise-t-il. Senai estime à 80% ses chances de réussite de la traversée par bateau organisée par un passeur. Mais encore faut-il trouver l’argent pour payer son voyage. « Notre seule option pour obtenir l’argent et traverser c’est de demander à notre famille de nous aider. Si on n’arrive pas à rassembler la somme, on retournera en Belgique pour tenter de nouveau de passer en camion. Ça, c’est gratuit si vous allez sur un parking qui n’est pas tenu par des passeurs », affirme le jeune homme en souriant.
Pour de nombreux migrants, le passage par camion, même s’il est dangereux et que les opportunités sont rares, reste préférable à la traversée en bateau, trop dangereuse, surtout pour les personnes qui ne savent pas nager.
La préfecture maritime de la Manche et de la mer du Nord le rappelle dans chacun de ses communiqués : la Manche est l’une des mers où le trafic est le plus intense et où les courants peuvent mettre en difficultés les embarcations.
« Certains jours, on a l’impression qu’on peut y aller à la nage »
À la nuit tombée, depuis les hauteurs du cap Gris Nez, le canal apparaît constellé des lumières des bateaux qui circulent. Dans l’obscurité, la côte britannique illuminée semble encore plus proche qu’en plein jour. Une immense antenne de télécommunication éclairée en rouge est un repère évident pour les embarcations de migrants qui quittent les côtes françaises.
« C’est sûr, certains jours, on a l’impression qu’on peut y aller à la nage et avec des jumelles classiques on voit les voitures passer de l’autre côté », affirme Maxime Clercq. Ce moniteur de voile au club nautique de Wimereux explique qu’il faut au moins un moteur de 20 chevaux pour atteindre la limite des eaux territoriales britanniques. « Il y a 32 km entre les cap Gris Nez et les côtes anglaises mais les migrants n’ont qu’à faire la moitié du trajet. Ils savent qu’en entrant dans les eaux britanniques, ils seront pris en charge par les garde-côtes anglais », précise-t-il tout en installant le cordage d’un catamaran.
Khaled Khan semble encore terrifié par son expérience en mer. Quelques jours plus tôt, ce jeune Afghan rencontré à Calais, est monté sur un bateau gonflable de cinq mètres de long avec trois autres Afghans, quatre Vietnamiens et six Iraniens. C’était l’un d’eux qui tenait la barre, un œil sur le GPS de son smartphone.
Au bout d’une heure de navigation, le moteur – pas assez puissant pour la taille du bateau et le nombre de passagers – cale une première fois et de l’eau pénètre dans le bateau. « On a remis du carburant dans le moteur et on l’a redémarré mais, ça ne fonctionnait pas, l’eau continuait à entrer », raconte le jeune homme assis en tailleur. « Nous les Afghans, nous n’avions pas de gilets de sauvetage. Les passeurs nous avaient dit que c’était notre responsabilité d’en acheter un. »
À bord, une dispute éclate entre les Afghans – soutenus par les Vietnamiens – qui veulent revenir sur la terre ferme et les Iraniens qui veulent continuer malgré l’infiltration d’eau. Le conducteur accepte finalement de faire demi-tour. Les Afghans sont débarqués sur la plage d’où le bateau était parti et l’embarcation repart sur l’eau.
« Mes trois amis [afghans] ont pris un autre bateau plus tard et aujourd’hui, ils sont au Royaume-Uni. Il n’y a plus que moi ici », poursuit le jeune homme, de l’amertume dans la voix. Pourtant, Khaled Khan pense avoir pris la bonne décision cette nuit-là. « Nous nous sommes vus mourir. J’avais peur, je n’avais pas de gilet de sauvetage. J’ai vraiment vu la mort devant mes yeux », confie-t-il. Puis, souriant, après un moment de silence, il ajoute : « Quand on regarde d’ici l’Angleterre, ça semble tout proche, mais quand vous êtes en mer et que de l’eau rentre dans le bateau, c’est vraiment terrifiant ».
Dans les dunes derrière les plages, il n’est pas rare de trouver des affaires ayant appartenu aux migrants qui ont traversé la Manche. Crédit : Mehdi Chebil pour InfoMigrants
En poursuivant son récit sur ce soir-là, Khaled Khan se souvient qu’un navire de la marine française a croisé la route de leur embarcation sans les arrêter.
Un fait qui peut paraître étonnant, et qui s’explique par l’absence d’opération d’interception à proprement parler, selon le procureur de Boulogne-sur-mer. « Tant qu’on est en zone maritime, les marins vont proposer leur aide. Si les migrants sont vraiment en détresse, ils l’acceptent, s’ils ne sont pas en détresse, ils la refusent. Donc il n’y a pas d’opérations d’abordage. C’est très dangereux, on risquerait d’avoir des gens qui se noient, on signale simplement aux Britanniques qu’un canot arrive vers les eaux », explique Pascal Marconville. « Le préfet maritime ne souhaite pas que des gens soient mis en danger par des prises d’assaut des canots, ce qui fait enrager les Britanniques qui viennent nous dire qu’on ne fait pas notre travail », ajoute-t-il.
Vingt-quatre heures après la découverte des bateaux rouges, la plage de Wimereux a déjà retrouvé ses pêcheurs et les randonneurs sont de retour dans les dunes. Les bateaux, eux, n’ont pas bougé.
Durant la nuit, 145 personnes ont atteint les côtes britanniques à bord de 18 embarcations. Le lendemain, ils étaient plus de 400 à arriver au Royaume-Uni alors que la préfecture maritime annonçait le sauvetage de 53 personnes qui s’étaient élancées sur des embarcations allant de l' »engin de plage » au bateau de plaisance, en passant par le kayak, le canoë gonflable et l’annexe d’Optimist.