Le règlement de Dublin III confie, dans la plupart des cas, la responsabilité d’une demande d’asile au pays de première entrée des migrants dans l’UE. A l’heure de sa remise en cause – pour être remplacé par un système qui pourrait être plus strict -, InfoMigrants a interrogé plusieurs « dublinés » à travers l’Europe pour comprendre quel impact ce mécanisme a eu sur leur vie de demandeurs d’asile.
Les autorités européennes planchent actuellement sur un nouveau modèle pouvant remplacer le règlement Dublin, cette loi européenne qui vise à réglementer les procédures de demandes d’asile en déterminant un pays responsable pour un individu. Selon Gérard Sadik, responsable national du droit d’asile à la Cimade, le nouveau texte encore à l’étude fait preuve de davantage de fermeté :
-Obligation pour les migrants de déposer une demande d’asile dans le premier pays traversé.
-Extension de 18 mois à trois ans de la responsabilité d’un État vis-à-vis d’un demandeur d’asile (durée pendant laquelle un migrant ne peut pas faire sa demande dans un autre pays).
-Généralisation des zones d’attente où seraient enfermés les demandeurs d’asile le temps que les autorités étudient leurs dossiers.
Ce renforcement de la législation est annoncé alors que le règlement de Dublin actuellement en vigueur, dit « Dublin III », est déjà vivement critiqué pour sa rigidité. À l’aube d’un changement aux contours incertains, InfoMigrants a recueilli des témoignages de dublinés qui s’assimilent souvent à ceux de combattants. Des parcours ardus qui découragent toutefois rarement ceux motivés par une vie meilleure.
Oussama, 28 ans, Algérien dubliné en Espagne : « 18 mois forcés à attendre, c’est du gâchis »
« En Algérie, j’étais la honte de la famille. Je suis le seul à être athée alors que tout le monde est musulman. Je me suis marié avec une musulmane et j’ai fait croire à ma belle-famille que je pratiquais. Mais au bout de quelques temps, certains ont remarqué que je ne faisais pas la prière. Ma femme a alors subi des pressions de sa famille qui voulait qu’elle divorce. Son père et ses oncles l’ont frappée alors qu’elle était enceinte de 3-4 mois. À cause des coups, elle a perdu le bébé. Puis, ils l’ont séquestrée, je ne l’ai pas vue pendant 20 jours. C’est après tout ça qu’on a décidé de partir.
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En 2017, on a fait une demande de visa touristique pour l’Espagne, plus facile à obtenir qu’un visa pour la France. Puis on a rejoint Paris en bus. On a passé trois mois à la rue, tous les deux, sans savoir quoi faire, comment déposer l’asile, où se trouvaient les associations… On était perdus. On a fini par être hébergés chez des particuliers qui nous ont proposé de l’aide.
On a déposé nos demandes d’asile en mars 2018. La réponse de la préfecture est tombée quatre ou cinq mois plus tard : on devait repartir en Espagne. On a appris qu’on était dublinés là-bas parce que c’est le premier pays où on s’était rendu, même si on n’avait déposé ni empreintes ni demandes.
On ne parle pas espagnol, mais on parle français. Notre but, c’était la France. On a donc attendu 18 mois avant d’avoir le droit de faire une demande d’asile en France [délai nécessaire à l’expiration de la responsabilité du premier pays traversé. Ce délai pourrait passer à 3 ans dans le texte, NDLR]. Dix-huit mois à manger grâce aux Restos du cœur, au Secours populaire, et à la générosité des gens parfois. Jamais on a pensé à abandonner et à retourner en Algérie.
À la fin de cette période, on a enfin pu déposer nos demandes et l’Ofpranous a accordé le statut de réfugié. En tout, cette période a duré presque deux ans. Du gâchis. »
Amina, 30 ans, Syrienne dublinée en Croatie : « On nous a forcés à donner nos empreintes digitales »
»Lorsque nous sommes passés de Serbie en Croatie, en mai 2020, ma famille et moi avons été arrêtés par la police et emmenés dans des cars qui nous ont conduits dans un immeuble à Zagreb. À l’intérieur, c’était comme une prison. On était enfermés dans une pièce dont les fenêtres étaient fermées de l’extérieur. On ne nous a rien expliqué. Nous sommes restés comme cela pendant 18 jours. Puis on nous a dit : ‘Si vous voulez sortir d’ici, il faut nous donner vos empreintes digitales’. Je ne savais pas que ça voulait dire que j’allais être dublinée en Croatie. Tout ce que je voulais, c’était partir de là.
Je suis arrivée aux Pays-Bas le 3 juillet et je me suis inscrite comme demandeuse d’asile dès le lendemain. Vu que je suis dublinée, les autorités néerlandaises ont dû contacter les autorités croates pour leur demander si elles voulaient me prendre en charge comme demandeuse d’asile. Les Croates ont dit oui. Mais moi je n’ai aucune envie d’aller dans ce pays, j’ai vécu les pires moments là-bas et les réfugiés y sont mal traités. Je veux rester aux Pays-Bas où j’ai trois oncles qui y vivent, c’est la seule famille que j’aie dans toute l’Europe. [Selon le règlement de Dublin III, seules certaines attaches familiales peuvent être prises en compte pour justifier le dépôt, par un migrant adulte, d’une demande d’asile dans un pays donné : le rapprochement de conjoints ou celui d’un parent avec son enfant, NDLR].
Mon avocate a déposé un recours pour que je ne sois pas renvoyée en Croatie. Nous attendons la réponse. Elle me dit que si, d’ici février 2021, on n’a pas de nouvelles, ce sera bon signe. Cela voudra dire que Dublin ne s’applique plus et que je peux être réfugiée ici. »
Joseph*, 32 ans, Guinéen dubliné en Suisse : « Je ne veux pas demander l’asile ici, svp laissez-moi continuer mon chemin »
« Je suis arrivé en Suisse en décembre 2018. C’est un pays où je voulais vivre car j’ai une connaissance là-bas, une personne qui vient du même village que moi. J’ai tout de suite demandé l’asile mais on me l’a refusé et on m’a ordonné de quitter le territoire. J’ai voulu partir en France car je parle la langue et je connais aussi quelqu’un sur place. Je suis passé par l’Allemagne. Là, des policiers m’ont contrôlé, ils ont vu que je n’avais pas de papiers et m’ont dit que je devais demander l’asile ici. J’ai dit : ‘Non je ne veux pas, je ne parle pas la langue, s’il vous plaît, laissez-moi continuer mon chemin’. Mais cela n’a pas été possible. J’ai déposé une demande d’asile en Allemagne. Réponse : refus, car je n’avais pas le droit de faire cette demande étant donné que j’étais dubliné en Suisse.
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Je suis désormais hébergé chez un ami à Lyon, en France, mais c’est le même problème. La France me dit que c’est la Suisse qui est responsable de moi et que les autorités suisses veulent me récupérer. Mais si je vais là-bas, je serai expulsé. Et c’est impossible pour moi de rentrer en Guinée où j’ai été persécuté en tant que chrétien. Du coup, maintenant, j’attends. Toutes les semaines, je dois pointer au commissariat et je suis assigné à résidence.
Le règlement Dublin complique beaucoup les choses pour les demandeurs d’asile. Selon cette loi, il y a un seul pays responsable de toi, il n’y a pas autre chose à comprendre. Je suis venu ici pour être sauvé, j’ai pris beaucoup de risques, je suis allé sur la mer, moi qui ne sais pas nager, moi qui n’ai jamais connu l’eau, j’ai pris ce risque. Peut-être que la France m’accepterait, s’il n’y avait pas Dublin. »
Jamshid*, 26 ans, Afghan dubliné en Suède : « Je ne me reconnais plus »
« J’ai quitté l’Afghanistan en 2015. Après des mois de voyage, je suis enfin arrivé en Suède où j’ai demandé l’asile. Ma demande a été rejetée et j’ai épuisé tous mes recours. Après presque trois ans dans ce pays, je suis venu tenter ma chance en France.
Dans un premier temps, j’ai été logé dans un foyer à Vannes, avec cinq autres migrants. J’ai aussi ouvert un compte bancaire. Mais, au bout de six mois, on a bloqué ma carte et on m’a expulsé du foyer. Je me suis retrouvé dans le nord de Paris, porte d’Aubervilliers. Je vivais avec d’autres migrants, sous une tente. À part mon sac, je n’avais plus rien.
L’année dernière, des policiers ont évacué le campement. Je suis monté dans un bus pour aller dans un gymnase. Mais on ne m’a pas permis d’entrer : ils ont dit que j’étais dubliné et que je n’avais pas droit au logement. Je suis donc retourné à porte d’Aubervilliers.
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Avec le confinement, la vie était devenue plus difficile. On n’avait pas le droit de quitter le camp. J’avais besoin d’argent. Un jour, j’ai rencontré un Français. Il venait de temps à autre au campement. Je lui ai parlé, lui ai dit que j’avais des problèmes financiers, que je ne pouvais plus dormir sous la tente. Il m’a accueilli chez lui. Depuis, j’habite là.
J’ai peur qu’on me renvoie en Suède. Cela serait une catastrophe parce que les Suédois vont m’expulser vers l’Afghanistan. Le 28 septembre dernier, j’avais rendez-vous avec la préfecture mais mon avocat m’a dit de ne pas y aller. Il m’a conseillé de m’y rendre après le 23 octobre, car c’est la date de l’expiration de mon statut de dubliné.
Je suis dans un état tellement déplorable que je ne me reconnais plus. Je n’ai même pas 20 euros pour m’acheter des vêtements. J’emprunte de l’argent à mes amis, mais ils n’ont rien eux non plus. La vie des dublinés est infernale. »
Sources : https://www.infomigrants.net/