Comme Mahmoud, Ahmed et Ali, une cinquantaine d’exilés soudanais survivent dans un campement de fortune, à l’abri des regards, à Ouistreham, dans le nord-ouest de la France. Si la zone leur garantit une certaine stabilité, au contraire de Calais, tous poursuivent chaque jour le même objectif : monter à bord d’un camion pour rejoindre l’Angleterre, via le ferry.
Marlène Panara, envoyée spéciale à Ouistreham.
La météo printanière de cette matinée de février a donné aux promeneurs du coin des envies d’escapades. Tous semblent s’être donné rendez-vous sur le chemin bucolique qui borde le canal menant à Caen, depuis Ouistreham. Sur son vélo, Mahmoud serpente entre les cyclistes en tenue de sport, casques sur la tête, et les petits groupes de randonneurs avec leurs bâtons de marche. La voix d’un rappeur soudanais sort de son téléphone et se mêle aux cris stridents des mouettes. En ralentissant à peine, le jeune homme disparaît soudain dans le petit bois qui longe la route.
À l’intérieur, une cinquantaine d’abris de fortune ont été érigés, au milieu des arbres. Sur environ 300 mètres, des bâches en plastique bleu sont tendues entre les troncs. Certaines sont soutenues par de frêles branches coupées, en guise d’arceaux. C’est là que Mahmoud vit depuis un an, avec près de soixante autres exilés originaires, comme lui, du Soudan.
Contrairement aux campements de Calais et à ceux des villes du nord de la France, celui de Ouistreham n’a été que très rarement démantelé. Ici, il n’y a pas le « harcèlement policier » que dénoncent les associations dans le Nord. Installé loin des plages et du centre-ville, le campement est « invisible » aux touristes et aux habitants. « Cet isolement leur garantit au moins la tranquillité, et par la même occasion une certaine stabilité. Pour l’instant du moins », indique Philippe, du collectif local Citoyen.nes en lutte.
À Ouistreham, Mahmoud et ses compatriotes ne sont plus qu’à quelques encablures de leur ultime objectif : l’Angleterre. Pour l’atteindre depuis cette ville du littoral normand, ils espèrent accrocher un des nombreux camions de marchandises qui transitent chaque jour par la ville, point de départ des ferries pour Portsmouth, au sud du Royaume-Uni.
>> À (re)lire : À Ouistreham, un collectif dénonce des violences policières à l’encontre des migrants
Depuis 2017, de nombreux exilés ont tenté le passage par cette voie, plutôt que par Calais et l’extrême nord de la France. Cette année-là, « jusqu’à 250 personnes s’étaient installées à Ouistreham », d’après Philippe. En 2020, la pandémie de Covid-19 et le Brexit ont mis un coup d’arrêt au trafic maritime entre la France et le Royaume-Uni, forçant les exilés à rebrousser chemin.
Mais depuis environ six mois, les traversées ont repris, faisant renaître par la même occasion l’espoir d’un passage pour les migrants soudanais. Selon un officier de la gendarmerie posté dans la région, « le nombre de tentatives reste stable » actuellement, mais elles sont « très régulières ». Chaque semaine ou presque, des migrants sont repérés par les agents de la sécurité du port, qui les confient ensuite aux forces de l’ordre. « Certains arrivent quand même à passer de temps en temps, affirme Philippe. Même si c’est rare, cela rend le rêve encore possible aux yeux de ceux qui restent. »
Après la prison en Libye et à Malte, « c’est ça ma réalité »
Ahmed, 23 ans, espère un jour le réaliser et rejoindre son frère de l’autre côté de la Manche. Cela fait cinq mois qu’il survit dans le camp, après un passage par Calais. Déjà beaucoup trop pour cet ancien étudiant en soins infirmiers au Soudan, très abîmé par son exil. Tête baissée, il raconte à voix basse avoir quitté le Darfour en 2020 pour la Libye lui aussi. Dans ce pays « terrible pour tous les migrants », Ahmed a patienté sept longs mois, dont un dans la prison d’Al Zaouïa.
La traversée de la Méditerranée pour l’Europe, quelques semaines après sa sortie, a duré trois jours, aux côtés de 75 autres personnes originaires du Soudan, d’Érythrée et de Somalie. « On a réussi à arriver seuls jusqu’à Malte. Mais on nous a tout de suite jeté en prison, encore. J’y suis resté neuf mois. Maintenant je suis ici, voilà. C’est ça ma réalité », souffle-t-il, amer, en montrant les abris tout autour, dont certains sont envahis par les ronces. Le gazon verdoyant du camping qui jouxte le camp, juste derrière lui, est tondu à ras. Les arbustes, eux, sont soigneusement taillés en carrés.
Ahmed s’éloigne, la démarche hésitante. Ses pieds nus sont trop grands pour ses chaussures. Le jeune homme suit l’odeur de feu de bois qui envahit soudain le camp. Un peu plus loin, un petit groupe a allumé un feu. C’est l’heure du petit-déjeuner. Des oignons et des tomates coupés finement mijotent dans une marmite en fonte. Un exilé, bonnet vissé sur la tête, tend ses mains au-dessus de la préparation pour se réchauffer.
À côté, sous une yourte miniature, sont stockés tous les produits collectés par les associations. « On leur achète ce qu’ils demandent : des œufs, des oignons, des légumes, des haricots blancs, des jus de fruits et du pain », explique Cécile, autre militante du collectif Citoyen.nes en lutte. Le sol du « coin cuisine » est jonché de paille, pour absorber l’eau stagnante. Pendant que la préparation se poursuit, un des cuisiniers attrape un ballot et le répartit un peu plus loin, où la boue a pris le dessus.
« Pas de feux rouges, pas de migrants »
Le reste de la journée, les exilés se relaient au rond-point du Débarquement, à l’entrée de la ville, ou dans la petite rue de la fontaine, près du port. Dans les deux zones, le but est le même : monter dans un camion qui passe par là, pour rejoindre le port et le ferry. C’est d’ailleurs sur ce rond-point et aux proches alentours qu’était installé, avant la pandémie de coronavirus, l’ancien camp de migrants. « Pendant le premier confinement, en mars 2020, ses occupants ont été envoyés dans des centres d’hébergements de la région. À leur retour à Ouistreham, en mai, de grosses pierres avaient été posées un peu partout par la mairie. Impossible d’y monter un abri », raconte Philippe.
Même s’ils ne vivent plus sur place, les exilés, dont Ali, continuent de venir tous les jours. C’est le spot de « la chance ». D’après les migrants, s’accrocher ici est un peu plus facile, même si les camions ne s’arrêtent pas. Tous les feux de circulation du coin sont bloqués à l’orange clignotant.
Lorsque la lassitude et la fatigue sont trop grandes, les exilés peuvent quitter momentanément les bois et trouver refuge, depuis le 22 janvier dernier, dans une grande maison investie par Citoyen.nes en lutte. Située juste en face de l’écluse du canal, elle avait été laissée vide depuis deux ans par une association de voile. L’entrée est délimitée par un petit portail blanc défraîchi, qui s’ouvre sur un grand terrain. « On voudrait faire un potager avec les exilés. En plus d’être utile, ça pourrait les occuper la journée et leur changer un peu les idées », indique le militant.
Un petit escalier à l’extérieur conduit à la pièce de vie, où sont disposés des fauteuils et un canapé-lit. Sur deux étages, 25 couchages au total sont répartis sur des lits superposés. Une dizaine de personnes, emmitouflées dans des duvets, profitent ce jour-là du chauffage, des toilettes et des douches du lieu de vie. Quelques téléphones sont branchés ici et là dans les chambres. Dans la cuisine, les étagères sont fournies en pâtes, farine, thé et filtres à café.
Mais cette fragile accalmie est désormais menacée. « Un huissier de justice est passé il y a quelques jours, indique Philippe. Nous saurons le 10 mars si nous pouvons rester ici ou non. » Le dernier bâtiment investi pour les exilés à quelques kilomètres de là, à Ranville, a été évacué en octobre. Dans la pièce principale, un exilé profite encore de quelques heures de sommeil au chaud, sous une épaisse couverture. Au-dessus de lui, en guise de tableau, une grande carte du Royaume-Uni a été accrochée sur le mur.
Source: https://www.infomigrants.net