Depuis la fin du mois de février, des murs en béton de quatre mètres de haut bouchent l’horizon de plusieurs plages du littoral d’Aïn el Turk, une station balnéaire située à l’ouest d’Oran. Si aucune annonce officielle n’est venue le confirmer, l’initiative empêche de fait les groupes de migrants d’accéder au rivage avec des petits bateaux. Une mesure incongrue, et à l’image de la politique répressive privilégiée depuis des années par les autorités pour lutter contre les traversées.
Les habitants d’Aïn el Turk ont de la chance. Ils peuvent profiter au quotidien des longues plages de sable fin et des eaux cristallines de cette petite station balnéaire de la côté algérienne, situé à 15km d’Oran. Mais depuis la fin du mois de février, la vue dégagée sur la mer n’est plus qu’un souvenir. Les tractopelles ont envahi les abords du littoral, et de la rubalise en condamne les entrées. Surtout, des murs en béton de quatre mètres de haut bouchent désormais la vue dégagée sur l’horizon de la Méditerranée, le long des plages des Dunes et de Trouville notamment.
Le 3 mars dernier, des ouvriers ont commencé l’installation de blocs similaires à Grande-Plage. D’après le média Algérie Part Plus, les autorités de la wilaya d’Oran ont envisagé d’étendre ce mur jusqu’aux plages des Andalouses, « une autre célèbre et prestigieuse station balnéaire algérienne » située à 25 kilomètres de l’ouest de la ville d’Oran.
L’objectif ? Difficile de le savoir. Car aucune communication officielle des autorités ne mentionne ou ne justifie l’initiative. Contactée par InfoMigrants, la wilaya d’Oran n’a pas répondu à nos sollicitations. Mais officieusement, « tout porte à croire que ces murs ont été installés pour contrer la harga » vers l’Espagne, ont affirmé des ouvriers du BTP interrogés sur place par le quotidien El Watan. Car les minces ouvertures percées çà et là dans le béton ne permettent le passage que d’une personne maximum. Impossible donc, pour les potentiels exilés et les passeurs, d’accéder au rivage avec un zodiac ou une embarcation semi-rigide.
Plusieurs sources « proches des autorités locales » ont d’ailleurs assuré à Algérie Part Plus que « ces murs bétonnés entrent dans le cadre d’une stratégie globale décidée par les autorités locales », pour « bloquer définitivement les accès des plages oranaises aux réseaux de migrants » tentés la traversée de la Méditerranée.
Au large, un nombre « impressionnant » de glisseurs
Un phénomène ancien en Algérie, mais qui connait depuis l’année dernière une forte recrudescence. Notamment depuis Aïn el-Turk et le littoral oranais, qui « concentre tous les départs des harragas [migrants, en arabe algérien ndlr] de l’ouest algérien », confirme Farida Souiah, chercheuse à l’université d’Aix-Marseille, spécialiste des politiques migratoires maghrébines. C’est depuis ses côtes que, régulièrement, de petits groupes de 10 à 15 personnes prennent la mer à bord de petits bateaux à moteur.
D’après le journal Liberté, « lorsque la météo est clémente, le nombre de glisseurs qui circulent dans la région, non loin du large, est impressionnant ». Francisco José Clemente Martin, fondateur de l’ONG Heroes del Mar basé en Andalousie en témoigne : « même si les migrants viennent de toute l’Algérie – Mostaganem, Tipazza, Boumerdès – la plupart des personnes qui débarquent ici sont partis de la région oranaise ».
À l’instar de Hizia et ses deux enfants de 9 et 14 ans, partis de ces plages dans la nuit du 31 décembre 2021. La famille a embarqué avec 13 autres personnes dans un petit bateau, direction l’Andalousie. Une décision poussée par la précarité dans laquelle vivait le trio au quotidien. Mère célibataire sans emploi, Hizia survivait grâce à l’argent envoyé par une partie des siens, installés en France. « Elle me disait souvent : ‘Je souffre, je n’ai rien. J’ai l’impression de vivre comme une esclave ici’ », avait raconté sa sœur, Nada, à InfoMigrants. De la petite famille, seul Omar, l’aîné, a survécu à la traversée.
Les harragas jugés comme « des enfants turbulents »
Face au profond désespoir qui pousse des milliers de personnes chaque année à entreprendre ce dangereux passage, difficile de savoir si ce « mur de la honte » – tel qu’il est qualifié sur les réseaux sociaux – saura les en dissuader. Pour Omar, un internaute algérien, les autorités ne pourront « certainement pas empêcher l’escalade d’un mur à ceux qui défient la haute mer avec de simples barques », écrit-il sur Facebook. « J’espère qu’ils auront assez de béton pour construire les 1200 km de côtes », lui répond Mahfoud.
Si la grande majorité des internautes et des riverains d’Aïn el Turk s’accordent pour dénoncer l’absurdité d’une telle décision, ce n’est pourtant pas la première fois que les autorités optent pour cette méthode. « Les rampes d’accès pour bateaux du port de Mers El-Hadjadj [à l’est d’Oran] ont elles aussi été condamnées », rappelle Liberté.
Des mesures à l’image de la politique appliquée depuis des années par le gouvernement algérien pour lutter contre les traversées en mer : celle de la répression. Dès le début des années 2000, « l’action publique en Algérie s’est concentrée sur les modalités de départ, et non sur ses causes », indique Farida Souiah. En 2003, pour contrer l’infiltration de migrants sur des navires marchands, le pays intègre l’International Ship and Port Facility Code (ISPS), un outil international de prévention des actes illicites contre les navires. La sécurité des ports est renforcée, et les tentatives de passages par cette voie baissent. « Mais le nombre départs en barques, lui, augmente », affirme la chercheuse.
Le gouvernement multiplie alors d’autant plus les opérations d’interception en mer qui, de l’avis de nombreux témoignages, « ne laissent planer aucun doute quant à leur dimension répressive ». Durant ces opérations dites « de sauvetage », « les garde-côtes font usage de violences physiques et verbales ».
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En 2009, le pays va plus loin, en introduisant dans sa législation le « délit de sortie illégale » du territoire, via l’article 175 bis du Code pénal. Celui-ci prévoit une peine de deux à six mois de prison ainsi qu’une amende de 20 000 à 60 000 dinars d’amende pour les Algériens et les étrangers résidents qui tenteraient de quitter le territoire sans passeport ou visa. Une loi « en totale contradiction avec la Déclaration universelle des droits de l’Homme dont l’article 13 spécifie que toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et d’y revenir », souligne Farida Souiah dans l’article Les autorités algériennes face aux “brûleurs” de frontières, publié par le CNRS.
Interceptés en mer, puis jugés au tribunal, « les candidats au départ sont traités comme des enfants turbulents ». À l’instar « des politiques toujours plus restrictives et sécuritaires » privilégiées par l’Algérie, la pénalisation de la harga, au lieu de dissuader les harragas de partir, ne fait que les « conforter à quitter le pays ».
Sources : https://www.infomigrants.net/