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« On nous prend pour Google traduction » : les interprètes, acteurs indispensables mais peu reconnus de l’asile

À leur arrivée en France, la plupart des demandeurs d’asile sont accompagnés dans leur démarches administratives, médicales ou sociales, par des interprètes. Indispensables aux échanges et à la procédure d’asile, ces hommes et femmes ont souvent, eux-mêmes connu l’exil. Beaucoup s’estiment mal formés et peu reconnus.

« Vous affirmez être mineur non accompagné (MNA) mais vous portez une alliance, monsieur. C’est surprenant », lance la juge pour enfants, l’air sévère, une grande écharpe orange sur les épaules.

« C’est un cadeau de ma grand-mère », répond Fidèle, avachi sur sa chaise, avant de sortir de sa poche son téléphone portable. L’interprète assis à ses côtés est visiblement mal à l’aise tant l’entretien semble mal engagé.

« Stop ! », lance soudain une voix dans la pièce. C’est celle d’Emmanuel Mendy, intervenant en cours de théâtre. Il se tourne vers le public qui n’a pas perdu une miette de la saynète qui vient de se jouer : « Qu’est-ce que vous en pensez ? », demande l’intervenant de théâtre. La magistrate, le mineur, et l’interprète sont tous trois des étudiants du diplôme universitaire (DU) « Dialogues ». Ils ont imaginé cette scène chez la juge pour enfants dans le cadre d’un atelier théâtre.

Définir le rôle de l’interprète en tant que professionnel

Installés dans la petite bibliothèque du Centre hospitalier le Vinatier, à Bron, tout près de Lyon, les autres étudiants réagissent à l’entretien fictif : « Ce n’est pas réaliste », lance l’un d’eux.

Parmi les 25 étudiants de cette formation universitaire ouverte en octobre 2021, la plupart sont interprètes ou se préparent à le devenir. Et 75 à 80% d’entre eux sont d’anciens demandeurs d’asile.

Dans leur quotidien, ils ont l’habitude d’assister des étrangers non-francophones chez le juge, à l’Ofpra (Office français pour la protection des réfugiés et des apatrides), à la CNDA (Cour nationale du droit d’asile), chez le médecin… sans toujours très bien savoir jusqu’où ils peuvent intervenir.

>> À (re)lire : Asile : la difficile traduction des entretiens à l’Ofpra et à la CNDA

C’est pour mieux les former que le DU « Dialogues » a été créé, explique Ada-Luz Duque, responsable pédagogique de la formation, dans son bureau de l’Observatoire Santé mentale Vulnérabilités et Sociétés (Orspere-Samdarra), installé au sein de l’hôpital Vinatier.

Ada-Luz Duque est responsable pédagogique de la formation. Crédit : InfoMigrants
Ada-Luz Duque est responsable pédagogique de la formation. Crédit : InfoMigrants

« L’objectif de la formation est donc de reconnaître cette profession », souligne Ada-Luz Duque. « On nous prend souvent pour Google traduction », résume, de son côté, une autre intervenante.

« Le plus difficile c’est de gérer les émotions après »

Pour ces interprètes qui ont souvent connu l’exil, il faut aussi apprendre à faire face à des récits douloureux qui peuvent résonner avec leurs propres histoires. « Le plus difficile c’est de gérer les émotions. Les récits des personnes peuvent nous rappeler ce qu’on a vécu, ou ce que des proches ont vécu », explique Jésus Harushingingo, un des étudiants du DU, également interprète en kirundi et swahili en France.

Ce Burundais de 37 ans, réfugié en France depuis 2017, a connu la guerre civile dans son pays, dans les années 1990. Jésus Harushingingo a travaillé d’abord à son compte puis pour ISM interprétariat, une des principales agence d’interprétariat à destination des administrations mais aussi des hôpitaux, des associations ou des institutions sociales.

Pour apprendre à mieux gérer les récits traumatiques, « il n’y a pas eu de solution magique ». « Avec le temps on arrive à le vivre mieux, continue le Burundais. On est accompagnés, des psychologues sont dédiés à ça. Il y a également le fait de rencontrer d’autres interprètes qui aide à tenir. On se sent moins isolés. »

L’ISM organise notamment des groupes de parole encadrés par un psychologue et met une ligne d’écoute téléphonique à disposition des interprètes.

« Jeu de mise en miroir »

La gestion des émotions est également au cœur du DU « Hospitalité, Médiations, Migrations », créé en 2019 à l’Inalco, à Paris. « Les interprètes devraient, en principe, être capables de se décentrer [par rapport à ce qu’ils traduisent, ndlr], mais c’est évidemment un exercice compliqué », reconnaît Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky, qui dirige la formation parisienne.

Photo d'archive prise lors d'un entretien mené par un agent de l'Ofpra, au Niger, début 2018, avec un demandeuse d'asile. Crédit : Mehdi Chebil pour InfoMigrants
Photo d’archive prise lors d’un entretien mené par un agent de l’Ofpra, au Niger, début 2018, avec un demandeuse d’asile. Crédit : Mehdi Chebil pour InfoMigrants

Pour cette anthropologue, également responsable des consultations de psycho-traumatisme à l’hôpital Avicenne de Bobigny (région parisienne), il ne fait aucun doute que le parcours traumatique des interprètes les aide aussi à être plus efficaces dans leur travail, grâce à la « capacité de médiation extraordinaire » que cela leur offre.

Salah Sidig en est, lui aussi, persuadé. Ce Soudanais de 28 ans s’est inscrit au DU « Dialogues » après avoir travaillé comme interprète, en arabe et zaghawa, pour des ONG au Soudan, dans un camp de déplacés. « Je pense que je vais mieux comprendre un demandeur d’asile soudanais parce que je suis moi-même réfugié », assure-t-il.

« Savoir dire ‘je ne peux pas' »

Pour Ada-Luz Duque, comme pour Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky, les formations doivent aussi permettre aux futurs interprètes de reconnaître les limites de leur intervention. « Savoir dire : ‘Je ne peux pas' », souligne Ada-Luz Duque. « Avec la pression du travail et de la situation face à une autorité, tous disent : ‘J’ai vu que quelque chose n’allait pas mais je n’ai pas su réagir' », regrette-t-elle.

« Je préfère mille fois qu’un interprète me dise en consultation : ‘Cette situation, je ne peux pas la traduire’. C’est mieux qu’un interprète qui va se forcer à traduire », abonde Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky.

Jésus Harushingingo raconte s’être, un jour, retrouvé à l’Ofpra avec un homme qui était son voisin au Burundi. « Quand il est arrivé et qu’il m’a vu, il était très content mais moi j’ai demandé à l’officier de protection de pouvoir me déporter [ne pas traduire la personne, ndlr], se souvient-il. J’ai expliqué à ce jeune que c’était mieux pour lui parce que, par exemple, si sa mère ou sa sœur avait vécu une agression sexuelle, ou autre chose, il risquait de se censurer parce qu’il me connaît. Or, cela peut être décisif pour son dossier, donc il doit pouvoir tout dire. »

Mauvaises expériences

Un manque de transparence de l’interprète peut effectivement mener à des drames. Parmi les étudiants du DU « Dialogues », plusieurs ont vécu de très mauvaises expériences lors de leur démarches d’asile. Ils ont donc choisi de devenir interprètes pour s’assurer que d’autres n’aient pas à vivre la même expérience.

>> À (re)lire : Allemagne : un bon interprète peut faire toute la différence lors de la demande d’asile

Roula Yaziji a eu par exemple une mauvaise expérience de l’interprétariat lors de sa demande d’asile. Elle même interprète en anglais et arabe à Damas, cette Syrienne, arrivée en France, en 2014, avec sa fille, comprenait un petit peu le français. « Mon interprète était libanaise et quand l’officier de l’Ofpra m’a demandé pourquoi j’avais quitté la Syrie, […] j’ai expliqué que ma fille était menacée en tant que chrétienne et membre d’une famille très connue », explique-t-elle. Mais lorsque l’interprète traduit ses propos, Roula Yaziji sent que quelque chose ne va pas : « Elle a dit que ma fille s’était mal conduite en Syrie et fait du mal à la réputation de notre famille ».

Se rendant compte de l’erreur, Roula demande à l’officier de protection que l’interprète quitte l’entretien. « J’ai dit que je parlais mal le français mais que je comprenais et que je voulais pouvoir raconter mon histoire en anglais. L’entretien a duré plus de trois heures et l’officier m’a posé des questions sur les moindres détails ». Roula Yaziji a obtenu l’asile en France et a pris une décision ce jour-là. « Je me suis dit que j’allais me former ici pour faire ce métier pour que d’autres personnes n’aient pas à subir ça. »

Source: https://www.infomigrants.net

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